Né à Nantes (Loire-Atlantique) en 1957.

Tiens, une paire de boots… Tout là haut, une casquette, sourire et lunettes noires. Pas de doute c’est Jef Aérosol.
Professeur d’anglais dans une première vie, après un séjour d’une année en Irlande… le démon de la musique en a pris possession… Musicien, membre des groupes Windcatchers, Open Road et Distant Shores, il s’adonne avec passion au folk traditionnel irlandais aussi bien qu’à l’éternel rock’n’blues…
Dans les années 80, entraîné par l’irruption du phénomène punk, par le tourbillon du visuel, du photo-graphisme, une seconde vie démarre. Le pochoir sera son outil de prédilection. Il fait partie de la première génération d’artistes urbains français utilisant ce médium avec Epsylon Point, Blek le Rat et Miss.Tic.

Si ses premières œuvres relèvent du selfie, très vite ses bombes aérosols projetteront sur les murs aussi bien les portraits des grandes figures de la «rock generation», de la vie culturelle que d’anonymes, tous V.I.P. (Very Important Pochoirs).


Les images toutes en noirs et gris de Jef Aérosol, c’est le roman d’une époque qui s’écrit.


L’une de ses œuvres emblématiques est le «Sitting Kid», jeune garçon, solitaire et pensif que l’on retrouvera de la Grande Muraille de Chine à Ushuaïa, de Londres à New York, accompagné de l’incontournable flèche rouge, signature de l’artiste.

Jean-Luc Hinsinger
(extrait du catalogue Art-Liberté, 2016)


Biographie issue du livre  Parcours fléché  aux Editions Alternatives, paru en 2012.

1967 : l’été de l’amour en Californie, le mouvement hippie est en train de naître, j’ai 10 ans et je vis à Nantes, ma ville natale.
Mon goût pour les photo-graphismes remonte à l’adolescence, nourrie d’imagerie pop, de culture
et contre-culture rock, de musique et littérature anglo-saxonnes, de fantasmes californiens et rêves psychédéliques, de BD alternatives et de «comix» américains, de Pop Art, de pochettes de disques sacralisées et de rock-stars déifiées. Je me repais alors de tout ce que Londres, San Francisco et New-York offrent pour nourrir mon esprit de rébellion et ma soif d’un ailleurs fantasmé…
Ainsi, mon musée imaginaire se remplit d’année en année, de disque en disque, d’affiche en affiche, de nouveau numéro de Rock & Folk en nouvel exemplaire de Best. Aux images s’ajoutent les mots, leur indispensable complément. Je bois comme du petit lait les proses habitées de Philippe Paringaux, Philippe Garnier, Yves Adrien, Patrick Eudeline, Paul et Marjorie Alessandrini…
Ce sont les bouquins évoqués par les rock-critics que nous dévorons, casque stéréo sur les oreilles, Stooges ou Velvet Underground en résidence prolongée sur la platine tourne-disques : Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Pélieu, Hedayat, Selby, Bukowski etc. Beat Generation, Flower Power, Pop Revolution : derrière ce grand flou artistique, je perçois une terre promise, un jardin d’Eden … hélas inaccessibles pour un adolescent nantais timide et trop rêveur !

Oui, je suis un enfant du rock, même si, en parallèle, j’ai toujours aimé, joué et écouté du folk et de la musique traditionnelle. D’ailleurs, dans les années 1970, le folk se farde tout autant que le rock et s’affuble des même oripeaux aux couleurs post-hippies. Nombreux sont les exemples, de l’Incredible String Band à Donovan, de Steeleye Span à Malicorne…
Et tout au long de ces années effervescentes, je dessine, je découpe, je colle, je peins, je bricole. Je crée des images directement inspirées de cette iconographie pop-rock-folk! Je fais aussi de nombreux dessins à la plume ou au crayon, plutôt minutieux et d’inspiration assez surréaliste.
Mes parents m’offrent ma première guitare pendant des vacances en Andalousie, en 1969.
À peine rentré à la maison, je remplace les cordes nylon par des cordes acier pour un son plus folk, et je m’écorche les doigts sur les accords de La Poupée qui fait non et Blowin’ in the wind. Puis, c’est la naissance de mon premier groupe. Nous jouons du folk et enregistrons même un album, pour le moins artisanal ! L’été, nous partons guitare sur le dos, en stop, vers les festivals qui fleurissent de Bretagne aux Cévennes, en passant par l’Angleterre et l’Irlande.

Vers la fin des années 1970, dans les rues de Nantes, je suis intrigué par un affichage sauvage de sérigraphies signées Clic Clac. Il s’agit d’images très graphiques et de textes poétiques. Je suis séduit par cette façon d’investir l’espace urbain en utilisant un médium «classique» (l’affiche) mais qui, cette fois-ci, ne «vend» rien. J’apprends plus tard qu’il s’agit d’une action menée par quelques étudiants aux Beaux-Arts.

J’ai vingt ans quand le raz de marée punk secoue Londres et Paris, annoncé depuis quelques
temps déjà par quelques New-Yorkais fédérés depuis 1973 autour du mythique club CBGB : Ramones, Television, Patti Smith, Suicide, New York Dolls. Quelque chose est en train de changer, dont le magazine Rock News se fait écho à Paris. Vu de Nantes, tout ça est bien flou, mais les choses se précipitent, Sex Pistols, Clash, Jam, Generation X, Buzzcocks, Saints, Stranglers, Damned… déboulent et rien ne sera plus jamais comme avant ! L’imagerie colorée et psychédélique aux fragrances san-franciscaines est soudain balayée par un chaos en noir et blanc, par des typos industrielles et photos anarchiquement empilées, compilées, déchirées, détournées… Lors de séjours réguliers en Angleterre, je m’immerge dans cette punkitude , sans pour autant délaisser les folk-clubs ! Deux mondes radicalement opposés… A Paris émerge une nouvelle scène, drivée par Patrick Eudeline, Ricky Darling, Elli & Jacno, Vincent Palmer…
Eudeline écrit L’aventure punk, fanzines et graphzines se multiplient. Je me gave d’images : celles de Bazooka me font l’effet d’un électrochoc. Dans Un regard moderne (édité par Libé), ils pratiquent une révolution graphique absolue. Désacralisation et mélange : photocopie, papiers déchirés, dessins au crayon bic, collages, humour morbide, provocation…
Les premiers pochoirs ayant capté mon attention sont probablement ceux dont Strummer, Jones et Simonon du groupe Clash, décore leurs fringues en 1977. Il s’agit surtout de lettrages, mais l’effet est nouveau et efficace. Les dégaines de ces mecs me fascinent mais, en 1977, je joue encore du folk et j’ai du mal à me couper les cheveux !

78/79, je passe une année magnifique en Irlande. À Dublin, ville musicale par excellence, les pubs offrent concerts punk, rockabilly ou folk. Tout se télescope et ça me plaît. Je passe beaucoup de temps dans les sessions de musique traditionnelle de Dublin, Galway ou Doolin, mais j’adore aussi ce souffle nouveau que la vague punk balance. À mon retour, il reste quelques mois avant le grand saut dans les années 80 ! Je ne me sens plus du tout à l’aise dans le milieu folkeux. Je me coupe les cheveux, je troque ma parka contre un cuir, mes Clarks contre des Beatle boots et planque ma guitare acoustique dans un coin où elle restera des années… (je ne me remettrai à la musique qu’en 88).
Les images qui m’interpellent restent directement liées à la musique : pochettes de disques, magazines et affiches… Les fanzines sont légions et je les collectionne tous !
Lors des manifs contre l’implantation d’une centrale à Plogoff, je repère une image sur les murs : un logo antinucléaire peint à la bombe. C’est le premier pochoir que je vois sur un mur.
Parmi les «déclencheurs» de mon goût pour l’art «in situ», il faut aussi citer les anamorphoses de George Rousse, les éphémères de Gérard Zlotykamien et, bien sûr, les travaux d’Ernest Pignon-Ernest.

En 79/80, je suis inscrit à la Sorbonne Nouvelle pour y préparer une maîtrise d’anglais. Je passe donc un mercredi sur deux à Paris pour suivre les cours. J’en profite pour flâner vers les Halles et faire le plein de disques et fanzines et je traîne dans les lieux branchés (Palace et Bains-Douches). J’écume les bouquinistes et déniche d’anciens numéros d’Opus International. La revue offre un regard pointu sur la création contemporaine. Elle me permettra d’élargir ma culture artistique, de mieux connaître les acteurs de la figuration narrative et du nouveau réalisme. Roman Cieslewicz en est le directeur artistique. Je suis immédiatement séduit par sa façon graphique et stylisée de traiter les photos, en n’en gardant que le blanc et le noir. Je me retrouve dans ses propos : « Mon rêve, c’était de faire des images publiques pour que le plus grand nombre de gens puisse les voir. Alors pour moi l’affiche – l’image publique – s’imposait. Elle me permettait d’être dans la rue… ». Je suis également aiguillonné par les affiches d’Alain Le Quernec dont je visite l’expo au château de Nantes.
On parle dans Sandwich, supplément de Libération, d’une galerie parisienne spécialisée dans le copy-art : la galerie Forain. Ce que je m’amuse à faire sur les photocopieuses est donc une activité déjà pratiquée par d’autres de façon très sérieuse !
C’est alors que je commence à travailler sur le principe du pochoir, à partir de photos d’identité et de dessins personnels ainsi que d’images et photos de magazines et pochettes de disques. Depuis longtemps déjà, la séparation des blancs et des noirs, de l’ombre et de la lumière, du positif et du négatif m’intéresse. Je me livre alors souvent à la transformation de photos en ce que j’ai l’habitude de nommer photo-graphismes.
Il s’agit soit de dessins ou peintures, soit de découpages/collages. Ces derniers annoncent mes futurs pochoirs.
Je trouve des jobs de gardien de nuit dans des entreprises nantaises et je squatte les photocopieuses dans les bureaux. Je me brûle les yeux pendant des heures, visage plaqué sur la machine, copies de copies de copies, réductions et agrandissements, compositions de matières sur la vitre du copieur, j’explore toutes les facettes de cet art cheap et speed que je trouve en totale adéquation avec l’époque. En utilisant ces photocopieurs de façon illicite, dans l’obscurité de la nuit, dans ces grands bureaux vides que je suis censé surveiller, je goûte déjà aux mêmes sensations que celles ressenties plus tard en commettant mes premiers pochoirs sur les murs des villes, vite fait bien fait !

Automne 1980 : finies les virées parisiennes, je suis inscrit en CAPES à Nantes. Je consacre une grande partie du temps qui me reste à la création : nombreux dessins, photocopies, collages, peintures, collection de photomatons, détournements d’images, triturages de polaroïds, recherches… L’artiste nantais Daniel Bellec utilise lui aussi des photomatons qu’il projette à l’agrandisseur et qu’il reproduit en grand format au stylo à bille. J’aime son boulot et je lui emboîte le pas : j’utilise moi-aussi mes photos d’identité pour en faire des peintures, collages et dessins…
Je me rapproche de plus en plus du pochoir comme en atteste l’affiche que je réalise pour le groupe Private Jokes : je découpe une image dans un film rodhoïd rouge que je place sur un fond jaune, à la façon d’un pochoir.

En septembre 1981, j’assiste au concert des Clash au théâtre Mogador . Derrière eux, un graffiti-artist new-yorkais peint une immense toile : je suis subjugué. C’est la première fois que je vois quelqu’un utiliser une bombe aérosol ! Les chemises de Clash, ce petit pochoir anti-nucléaire vu à Plogoff et les bombes de Futura me trottent dans la cervelle. Mes travaux de détourages, découpages, collages photo-graphiques m’ont permis de maîtriser la technique du cache. Reste à trouver l’occasion d’en venir au pochoir, l’opportunité, le bon moment et surtout le courage du passage à l’acte sur les murs. À Nantes, ville de province
où je suis né, ce n’est pas évident. Mais un déménagement va précipiter les choses. En 82, je décroche le CAPES. Allons bon, me voilà prof ! L’Éducation Nationale m’envoie à Vendôme faire mes premières armes d’enseignant stagiaire. Je prends un petit appartement à Tours. Je ne connais personne, mais je suis bien décidé à prévenir que j’arrive !

Je n’ai rien à perdre, rien à craindre : je suis anonyme, je suis neuf. Ce que je n’osais pas faire à Nantes parce que j’y connaissais trop de monde et que trop de monde m’y connaissait, je peux le faire en toute liberté dans cette ville. Je me sens aussi un peu «en sursis». Vite, je dois réaliser mes dernières fantaisies adolescentes avant de passer de l’autre côté de la barrière, avant d’entrer à jamais dans ce monde que je refusais tant : celui des grandes personnes raisonnables !
Pas question de distribuer ma carte de visite dans les boîtes à lettres des galeries d’art : trop long, trop classique, trop attendu… C’est sur les murs de la ville que je vais pulvériser ma propre image !

Un après-midi de l’automne 1982, je sélectionne une image choc dans ma collection de photo matons, j’agrandis l’image, je dégotte un bout de carton, un cutter, et commence à découper mon premier pochoir ! Je fonce au Bricorama, j’achète deux bombes de peinture et j’attends le soir. Je revois la scène comme si c’était hier. Il est deux ou trois heures du matin dans le vieux Tours. Je suis seul et fébrile. Je bombe ma première image, en noir, et je recule de trois pas pour voir l’effet produit : ça marche ! Je suis soufflé du résultat et je remets ça une rue plus loin. Au troisième essai, je me risque à mélanger le rouge et le noir :
ça fonctionne. J’ai chopé le truc, je ne fais plus de coulures.

L’odeur de la peinture dans les narines, le parfum d’interdit, les doigts sales, le pochoir dégoulinant, le son des billes de plomb au fond de la bombe qu’on agite, la ville immobile et silencieuse, l’obscurité, la montée d’adrénaline et l’effet produit par ces images . Il est difficile de décrire mes sentiments à ce moment précis, mais il est certain qu’en quelques minutes je suis devenu «addict» ! De la solitude dans la ville endormie au coeur de la nuit naît une véritable ivresse et une grande sensation de liberté. J’ai aussi cette impression étrange et confuse que la ville m’est reconnaissante. D’une certaine manière, nous sommes devenus complices elle et moi…
Dès le lendemain, je repasse sur tous les lieux de mes forfaits. Je savoure une deuxième fois le plaisir de la nuit. Je n’en reviens pas : c’est moi qui ai fait ça ? Je ressens une grande satisfaction après avoir poussé ce cri. J’ai l’impression d’exister davantage ! Bien entendu, les journées suivantes sont très largement consacrées à la découpe de nouveaux pochoirs et les nuits à leur diffusion sur les murs : ce portrait de femme, au dessus duquel j’allais plus tard ajouter mon slogan «vite fait / bien fait», d’autres autoportraits, des rats, fourmis, chauve-souris, cafards et des textes souvent en clin d’oeil à mes références rock’n’roll : Slow Death, Shake Some Action, Heatwave in Tours, Fun Fun Fun, Sniffin’ Paint, Paint it Black, Sticky Fingers … Je signe Jef et, quelques mois plus tard, j’y adjoins Aérosol. La flèche rouge fait son apparition vers 85 ou 86 et deviendra quasi systématique dans les années quatre-vingt-dix.

J’ignore alors totalement qu’ailleurs en France, d’autres se livrent à la même activité et font, comme moi, des pochoirs.
Très vite, je fais la connaissance du petit milieu rock tourangeau dans lequel je suis vite intégré. Eric Le Priellec, patron du bar rock L’Epis-Tête, me sollicite pour décorer son café où les musiciens de la ville se retrouvent. Je suis souvent à l’Amphi, où ont lieu les meilleurs concerts, organisés par l’association Castafiore. J’aide parfois à l’organisation, à la conception de tracts, aux collages des affiches, je participe aux émissions de radios animées par les copains. Nous créons des fanzines (Surf Up, Kakou, Houça) avec des amis qui feront leur chemin : Jean-Daniel Beauvallet (Inrockuptibles), Olivier Bas (Virgin, Island, Francofolies, Nouvelle Star…), Thierry Chassagne (Sony Music, Warner, Victoires de la Musique), Hervé Bourit (Radio Béton, Radio France Tours, affaires culturelles de Blois), Doc Pilot (musicien, écrivain, vidéaste)…

En 82, je participe à l’expo DIN 21 X 29,7 à la Galerie des Tanneurs de Tours. Puis, en 83, je fais la connaissance de Mino, du groupe Raticide, qui me fait participer à plusieurs expos et évènements à Poitiers et Bordeaux (Boulevard du Rock, Rock Panik, etc.).
Je ne découvre l’existence des pochoirs parisiens qu’en février 1984, non pas de visu, car je ne vais jamais à la capitale à cette période, mais en lisant un article de John-Paul Lepers dans l’Echo des Savanes (n° 16, nouvelle série, fév. 84), intitulé Le Sens des Traces, qui mentionne : Mix Mix, ZlotyY, Banlieu Banlieue, Mesnager, X Moulinex (Speedy Graphito & Captain Fluo), etc. De nombreuses photos illustrent le reportage. C’est incroyable que nous soyons tant à avoir eu cette même idée en même temps !
La toute première rencontre avec d’autres pochoiristes se fera à Bourges, où j’habite pendant un an, après mon année à Tours. Peu après mon arrivée, je vois dans la rue une série de pochoirs sur le thème du roman noir et du film policier : revolvers, gangsters… assortis du titre : Polar in the Street. J’en découvre les auteurs, deux étudiantes aux Beaux Arts. Nous investissons ensemble un grand terrain de démolition que nous baptisons Galerie à suivre et où nous peignons «par épisodes». La presse locale nous consacre des articles, points de départ pour davantage de sollicitations «officielles». Le pochoir ne m’empêche pas de poursuivre mes investigations dans le domaine du copy-art, et je fais une première expo personnelle d’électrographies chez Rank Xerox, à Bourges. Les propositions se succèdent tout au long de l’année, et les expos, décos, performances, articles de presse, émissions radio se multiplient…

Je fais de nombreuses sorties pochoirs dans les rues de Bourges, Tours, Nantes, Orléans, mais je n’ai toujours pas sévi à Paris où je ne suis pas retourné depuis ce fameux concert de Clash en 81.

Je suis toujours aussi féru de musique et je passe mon temps à écouter Garage Bands obscurs et pépites psychédéliques des années 1960 ainsi que tous les groupes qui s’en inspirent. Un fanzine, Nineteen, fédère les fondus français de cette mouvance. Je suis également abonné à moult magazines anglo-saxons, comme Bucketful of Brains, Bomp ou Shadows & Reflections… Ces brûlots électriques photocopiés sont truffés d’images dont je m’inspire largement pour découper de nouveaux pochoirs.

Septembre 1984 : l’Education Nationale m’envoie dans le Nord Je trouve un appartement à Lille et, à nouveau, il me faut «faire mon trou» dans une ville qui m’est inconnue et où je suis anonyme. Mais, cette fois, j’ai un press-book sous le bras, et je peux très vite montrer mes travaux ici et là. Cette année scolaire 84/85 sera marquante à plusieurs égards: nouveau départ, nouvelle ville, «vrai» démarrage de ma carrière d’enseignant, et rencontre d’Yveline, ma future femme. De plus, ces mois seront riches en étapes décisives dans mon cheminement de plasticien et je participe à plusieurs expos et évènements.

C’est aussi à l’automne 84 que Michel Bosseau, un ami tourangeau monté à la capitale pour y bosser, me suggère de venir faire un tour à Paris où, me dit-il, «ça bouge !»
Je m’exécute et Michel me montre les pochoirs qu’il a repérés ici ou là. Je vois enfin les images de MixMix, de Speedy, de Zloty ou de Mesnager que je ne connaissais que par le biais des articles d’Actuel, de L’Écho des Savanes ou de Zoulou, les pochoirs de Blek et, un peu plus tard, ceux de Miss Tic. Je pulvérise un peu de peinture sur les murs de la capitale, afin d’ajouter ma trace à celles des autres. Par l’intermédiaire de Michel, je fais la connaissance d’un premier pochoiriste parisien : Etienne Lelong, alias Epsylon Point.
Nous devenons amis et le sommes toujours aujourd’hui. Je descends désormais régulièrement à Paris, pochoirs sous le bras et bombes en poche.

Début 85, le journal Actuel sort un hors-série : l’Almanach. La page 203 est consacrée au collectif Banlieue Banlieue. On y annonce une grande rencontre de fresquistes organisée en juin à Bondy par un autre

groupe de peintres : VLP (Vive La Peinture). Il y a un contact téléphonique en fin d’article : j’appelle ! C’est ainsi qu’en juin 1985 je participe à la première grande rencontre de fresquistes, graffitistes, pochoiristes et peintres sauvages, le long du Canal de L’Ourcq, à Bondy. J’y retrouve Epsylon, j’y fais la connaissance de Speedy, Blek, Nukle-Art (Etherno, Kriki, Kim Prisu), VLP… Ensuite, tout s’enchaîne : festivals, expos, tournages TV…
L’opération Ruée vers l’Art, organisée par le Ministère de la Culture en novembre 1985, nous donne l’occasion de tous nous retrouver Rue St Claude, à Paris, deux week-ends de suite. Il y a l’expo «officielle», à l’intérieur de la Galerie St Claude, et le «off» devant le lieu et dans les rues adjacentes. Il y a là Speedy, Blek, Paella, VR, Epsylon, Mesnager, et bien d’autres…
Les media parlent beaucoup de nous, l’engouement pour les media-peintres et les graffiteurs croît de jour en jour… Nous sommes de plus en plus sollicités pour des expos, happenings ou autres évènements branchés… Le graffiti art est dans l’air du temps !

En mars 86, à l’instigation de Marie-Pierre Massé, sort Vite Fait , Bien Fait aux Éditions Alternatives. Agnès B. participe au financement du livre et organise une grande expo/performance dans sa Galerie du Jour, à Paris. Pendant une semaine, nous nous succédons pour des performances quotidiennes : VR, Zen, Blek, Na, Epsylon, Etherno, Midnight Heroes, etc…
La sortie du bouquin et l’expo chez Agnès B. sont largement couverts par les médias. Nous nous retrouvons pour plusieurs tournages de vidéos et reportages TV. En avril 86, le festival Émotions de St Quentin nous rassemble tous une nouvelle fois. S’ensuivent toute une série de ventes aux enchères à Drouot, organisées par des commissaires priseurs au nez fin qui sentent que la «jeune peinture» et les «artistes de la rue» ont le vent en poupe.
C’est une période très excitante. De la rue, nous sommes soudain propulsés aux cimaises des galeries et dans les catalogues de ventes prestigieuses. Régulièrement, nous nous retrouvons pour peindre ensemble dans des festivals ou évènements similaires, à la manière d’un groupe de rock en tournée…
Je vais d’ailleurs me remettre à la musique, refaire de la radio et fonder le groupe Windcatchers.
En 1987 et 88, des occasions d’exposer à Lille, aux USA, en Allemagne, Belgique, Luxembourg me sont données… Les ventes aux enchères se poursuivent, la Maison de la Villette nous expose dans le cadre d’Histoires de Rockers. Le photographe Christoph Maisenbacher organise de nombreuses manifestations autour du pochoir en Allemagne et au Luxembourg. Il publie plusieurs livres sur le sujet. J’expose avec lui à Nantes en 1989, à la Zoo Galerie. Notre fils Gaël nait en septembre de cette même année. En 91, Christoph orchestre un grand rassemblement de pochoiristes à Leipzig : nous peignons et exposons à l’université, dans une galerie et dans la rue. Excellents moments partagés avec Miss Tic, Epsylon, Docteur Table, Blek le Rat, Nice Art, VR… C’est à Leipzig que je rencontre Zloty, également invité.
À Lille, ça bouge : nous passons beaucoup de temps à l’Aéronef dont j’ai décoré le portail, l’association Art Point M lance la Braderie de l’Art, la galerie Sonia K m’expose. En 92, le FRAC Nord-Pas de Calais me propose une expo-installation et je fais une performance avec Blek à l’occasion de l’expo L’Art Vif à l’ancienne Ecole des beaux-arts. Je participe à plusieurs opérations caritatives au cours des années 1990 : pour Emmaüs, pour Aides, pour l’ABEJ (dont je décore le Point de Repère). Expos collectives et personnelles se succèdent, ainsi que concerts et enregistrements avec le duo Open Road. En 94 naît ma fille Morgane.
Pierre Mauroy, alors maire de Lille, me demande de réaliser sa carte de voeux et les affiches municipales pour le passage à l’an 2000. Je découpe un pochoir du Beffroi, fraîchement rénové, et la Ville de Lille fait l’acquisition de deux toiles, toujours accrochées dans le cabinet du Maire.
Open Road se sépare et je tourne beaucoup avec le groupe Distant Shores (musique irlandaise). C’est surtout à la musique que je consacre les premières années du nouveau siècle.

2004 : Lille est Capitale européenne de la Culture. Je participe à une expo à la Mairie de Lille : Humour et Art. Toujours dans le cadre de Lille 2004, j’expose pour Les Fenêtres Qui Parlent. C’est une idée géniale : dans de nombreux quartiers de Lille et banlieue, les habitants «prêtent» leurs fenêtres aux plasticiens.
Toujours en 2004, on me contacte pour participer au festival Stencil Project, à Paris. Incroyable, j’imaginais que mes amis de l’époque avaient tous plus ou moins rangé bombes et cutters que le pochoir était moribond. Mais je découvre qu’il est en train de renaître de ses cendres. Je n’étais pas retourné à Paris depuis des années et je suis ravi de participer à cette manifestation : j’y retrouve de «vieux» copains (Epsylon Point, VR, Paella, La Signe, Nice Art, Blek, Speedy Graphito, Jerôme Mesnager, VLP…) et j’ai la joie de faire la connaissance de pochoiristes que je ne connaissais pas : Mosko, Artiste Ouvrier, Poch, DDDuyat, Shhh, Pure Evil, Spliff Gachette, Fü… Les éditions Critères publient le catalogue et le DVD de la manifestation.
C’est à ce moment-là que je découvre sur Internet, à ma grande surprise, l’existence de nombreux jeunes pochoiristes partout dans le monde et en particulier en Angleterre où un certain Banksy commence à faire parler de lui.

En 2005, je pars en tournée à Chicago avec mon groupe Distant Shores. Dans la journée, je colle des pochoirs en ville et le soir je joue sur scène. Ce sera la dernière virée du groupe qui cesse d’exister peu après. Dans la foulée de Stencil Project, un autre évènement important nous remet le pied à l’étrier. Henri Thuaud m’invite à participer à Section Urbaine, à l’espace des Blancs-Manteaux, en plein Coeur du Marais. Je partage l’affiche avec Speedy Graphito, Jean Faucheur, l’Atlas, Ernest Pignon-Ernest, Nemo,
Mosko, Artiste-Ouvrier, Mesnager, Paella, Tanc, Sunset, NoArt, Overtime, Guillaume Piéchaud… Les participants sont en binômes, je sollicite le jeune artiste lillois Antoine Duthoit. Cette expo marque un véritable tournant dans nos carrières et dans l’histoire du street-art parisien. Des performances quotidiennes sont organisées, un catalogue est édité, l’expo fait le plein pendant une semaine et fait office de détonateur. Nous avons tous de l’énergie à revendre et des projets multiples. C’est reparti !
A l’automne 2005, Anne Vignial me contacte pour que je rejoigne les artistes de sa petite galerie de la rue Charlot. C’est le début d’une collaboration et d’une amitié qui dureront jusqu’au 1er août 2008, date de son décès. Je dois énormément à Anne et elle nous manque beaucoup.

C’est également en 2005 que je lance l’idée d’une expo collective en hommage aux pochettes d’albums 33 tours. En effet, j’ai toujours été très attaché à ma collection de vinyles et les pochettes de disques nourrissent mon imaginaire depuis toujours. Il y a longtemps qu’une expo consacrée au format 31,5 x 31,5cm (la taille exacte des pochettes d’albums 30cm) me trottait en tête. Le projet voit le jour à la Condition Publique de Roubaix sous le titre Dites 33. Il rassemble 33 artistes qui ont imaginé 333 pochettes de 33 tours. Mes amis Eric Berger (alias Brian S Pace) et Damien Deltour (alias Willy Vinyl) s’investissent
énormément dans l’aventure et c’est grâce à eux que l’expo tournera en France et en Belgique pendant plus de deux ans. Elle doit être présentée en 2006 à l’Espace des Blancs-Manteaux, maisle lieu est trop vaste pour nos 333 carrés. J’élargis alors le cercle des participants et j’invite de nombreux
autres artistes. Nous sommes finalement 99 artistes (3×33 !) et nous avons presque 1000 carrés
à exposer ! L’idée nous prend de renverser les codes d’accrochage et nous présentons les carrés au sol, en un gigantesque “tapis-patchwork” autour duquel les visiteurs tournent pour regarder les oeuvres. Les murs et panneaux sont couverts, eux, de papier craft sur lesquels le public peut s’exprimer librement. L’expo est un succès.
Toujours en 2006 et toujours à l’Espace des Blancs Manteaux, l’association Arts dans la Ville organise Aux Arts Citoyens, grande manifestation collective à laquelle je participe. Comme son nom l’indique, l’idée est de jouer avec les codes de la propagande politique pour créer des oeuvres, au format imposé d’une affiche de rue. Les cimaises sont des panneaux électoraux. Certains artistes présentent des oeuvres et installations dans des urnes et des isoloirs. Le jeune JR, dont le nom est encore quasi inconnu, colle ses portraits géants tout autour du bâtiment.
J’expose à la galerie l’Escalier, à Orléans, et j’en profite pour faire pas mal de collages en ville. La galerie Ligne 13, à Paris, m’expose en compagnie de Brian S Pace. Je participe à plusieurs expos collectives à Paris et en province. Dans le cadre des Lézarts de la Bièvre, je peins un certain nombre de murs dans les 5ème et 13ème arrondissements de Paris, en particulier dans les quartiers Mouffetard et Butte aux Cailles. Avec Mesnager et les Mosko, nous réalisons une fresque sur la façade du Théâtre l’Européen, près de la place Clichy.

En 2007 sort mon livre VIP, Very Important Pochoirs aux éditions Alternatives. À cette occasion, Anne Vignial me propose une expo personnelle dans sa galerie, puis une expo en duo avec Jérôme Mesnager dans les locaux de l’entreprise High Co.
Je n’arrête plus de peindre, les galeries me sollicitent, le phénomène street-art prend de l’ampleur, le marché de l’art s’en empare de plus en plus, je voyage davantage, j’ai besoin d’un atelier plus grand… Il devient difficile de cumuler la carrière de prof et celle d’artiste. Après avoir opté pour un temps partiel, je finis par donner ma démission à l’Education Nationale pour devenir enfin artiste à plein temps. La suite de l’histoire, qui décline la liste des nombreux évènements qui depuis s’enchaînent, est à lire ultérieurement.

SES EXPOSITIONS