MEHDI CIBILLE

LE MODULE DE ZEER




Mehdi Cibille explore depuis le début des année 2000 l’élasticité visuelle et graphique d’une forme, quatre sphères reliées les unes aux autres par de petites rotules. Cet objet réticulaire tracé en noir, d’un trait épais qui délimite et contient, est le Module de Zeer, pour Zone expérimentale d’expression relative. Multipliant, étirant, isolant, condensant, déformant à l’envi cette forme, la mettant à l’épreuve de multiples espaces, supports et échelles, Mehdi Cibille interroge tout autant la permanence plastique que la perpétuelle évolution d’un logo devenu logos, à la fois raison d’être et élément d’un discours visuel. Ici, une seule lettre tient lieu d’alphabet. Elle permet à Mehdi Cibille de créer un univers plastique et métaphysique, de mettre en jeu, comme acteur et spectateur, l’autonomisation de la forme artistique.


À toute création son commencement, ses inspirations, ses sources. Les premières sont à chercher dans la bande dessinée  (Métal Hurlant, Mœbius, Druillet)  et dans la culture Punk et New Wave des années 1980 et 1990, dans une enfance et une jeunesse passées au contact d’un univers musical effervescent dont Medhi Cibille retient l’éloquence des productions visuelles  (pochettes de vinyle, posters, affiches de concert).


Au moment où créer devient une évidente nécessité, les premiers outils sont fournis par le dessin, puis par le graphisme. Mais la véritable mécanique de construction des images est d’abord expérimentée dans le monde de la publicité où Mehdi Cibille, voyant ses affiches projetées dans l’espace public, prend conscience que seule l’exposition – la projection de l’œuvre dans la sphère sociale – révèle le processus de création. Désormais, sa pratique sera dégagée de toute autre finalité. La rencontre avec l’œuvre de différents artistes, de  Jean Dubuffet à Takashi Murakami  en passant par  Victor Vasarely et Ernst Pignon-Ernest , lui laisse entrevoir qu’il est possible de créer un univers homogène, à partir d’autoréférences formelles qui se nourrissent d’elles-mêmes jusqu’à devenir des entités autonomes.



Dans cette exploration, Mehdi Cibille devient « artisan » du Module de Zeer. Il investit la rue, la ville et ses espaces interstitiels. Murs, parcs, bâtiments désaffectés, friches industrielles seront le premier territoire de son art, un art urbain donc – du  Street Art  – mais surtout un acte social et politique. Le livre Spray Can Art  (Henry Chalfant, 1987)  lui avait ouvert les portes de cet univers lorsqu’il était adolescent, l’ exposition Graffiti. État des lieux (Galerie du Jour Agnès B., Paris, 2009)  donne au plasticien une famille  (Jonone, Futura, Zevs)  et des compagnons de route  Moze 156, Sidney, Japs) . Désormais, chaque intervention lui permet de pousser le Module de Zeer au-delà de ses propres limites. Le motif, parce qu’il s’agit bien d’un motif  (une raison, un prétexte autant qu’un thème et un dessin) , se métamorphose au gré des transformations que lui impose l’artiste. Dans Équation  (Clichy-la-Garenne, 2014) , de  « figure »  le Module devient amalgame, d’élément statique il se fait paysage, un paysage qu’il ne se contente pas de composer mais aussi d’habiter et de mettre en mouvement.


Par la tension qu’il instaure, Medhi Cibille pointe le funeste destin d’une Maison du Peuple conçue dans les années 1930 pour être une scène de la vie collective, et désormais obsolète. Quels que soient le contexte et le support, l’artiste immisce toujours son action là où il décèle une faille, un paradoxe, une contradiction dans l’espace public. En un mot, il va au contact, se frotte, se confronte, et par-là même interpelle et invite à prendre place dans le collectif, dans ce qui fait société.  Start Game Over (Paris, 2009), Croissance par le milieu (Pantin, 2014), Derrière cette porte tout est possible (Issy-Les-Moulineaux, 2016) et Monumenta des Quartiers Nord (Marseille, 2017-2018)  appellent à regarder, à considérer ce qui est le commun, l’ordinaire voire le périmé de notre civilisation. Plus récemment,  Dialogue (Palais Royal, Paris, 2018)  fut formulé comme une parole adressée à ce qui était là, établi dans un paysage qui était œuvre depuis l’intervention de Daniel Buren, établi dans une institution – le ministère de la Culture – qui s’ouvrait à l’art urbain.


Invité à transposer ses interventions urbaines dans les galeries, Medhi Cibille travaille le lien, la correspondance entre deux démarches qu’en apparence tout pourrait opposer. L’œuvre de galerie vient parfois relayer l’œuvre de rue, comme ce fut le cas pour  Start Game Over (Paris, 2009)  où chaque pochoir effacé a donné lieu à la réalisation d’une toile, puis à des  « pochoirs positifs »  –  Matrice (X) et (O) – exposés à Clichy-la-Garenne en 2014 Élévation, présentée à la réitération de l’exposition collective Graffiti. État des lieux (Galerie du jour Agnès B., Paris, 2013) , permet à Mehdi Cibille de mettre en tension ses interventions sauvages sur les  « camions de Belleville » (depuis le début des années 2000)  et la White Box de la galerie ; le volume servant de support à l’œuvre est le même – un parallélépipède blanc – mais le plasticien le pratique différemment : de l’extérieur sans être vu sur les toits des camions, à l’intérieur pour être vu sur les murs la galerie.


L’art comme ultime mise en abyme.


Éléonore Marantz, historienne de l’architecture,

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

(École d’Histoire de l’art et d’archéologie)

"RASSEMBLEMENT"

Acrylique laquée sur bois découpé
120 x 120 cm, 2023 

"MODULE XL18"

Acrylique laquée sur bois découpé
83 x 50 cm, 2023 

"RACCORDEMENT"

Acrylique laquée sur bois découpé
120 x 120 cm, 2023